26
Le soir même, après dîner, pendant ce long crépuscule durant lequel décroissaient lentement chaleur et lumière, les garçons se retrouvèrent dans le poulailler pour parler des carnets de Duane.
— Où est la fille ? demanda Mike.
Jim Harlen haussa les épaules.
— Je suis allé voir à leur baraque...
— Tout seul ! s’exclama Lawrence.
Harlen regarda fixement le petit garçon avant de répondre :
— Je suis allé là-bas cet après-midi, mais il n’y avait plus personne.
— Peut-être qu’ils étaient allés faire des courses...
Jim hocha la tête. Il avait l’air pâle et fragile dans la pénombre, avec son bras dans le plâtre.
— Non, c’était vide, avec des saletés un peu partout... des vieux journaux, des meubles cassés, une hache... comme si la famille avait fourré toutes ses affaires dans un camion et était partie.
— Pas si bête....commenta rêveusement Mike. Ecoutez !
Il commença à lire les passages des carnets de Duane en rapport avec ce qui les préoccupait. Les quatre autres écoutèrent pendant presque une heure. Quand Mike fut trop enroué pour continuer, Dale prit la suite. Il avait déjà tout lu, car Mike et lui avaient comparé le fruit de leurs efforts à mesure qu’ils décodaient, mais entendre tout ceci exprimé à haute voix, même par lui-même, le glaçait.
— Jésus ! murmura Harlen après la lecture du passage sur la cloche des Borgia et l’oncle de Duane. Bon Dieu de merde !
Kevin croisa les bras. Il faisait bien noir maintenant et son tee-shirt était si blanc qu’il semblait phosphorescent.
— Alors, cette cloche était là-haut tout le temps qu’on était à l’école... ? Toutes ces années ?
— M. Ashley-Montague a prétendu qu’elle avait été enlevée et fondue, objecta Dale. C’est dans un des carnets, et je l’ai moi-même entendu le dire à Duane à la dernière séance gratuite, le mois dernier.
— Il y a si longtemps qu’il n’y en a pas eu, geignit Lawrence.
— Tais-toi ! Bon...je vais sauter quelques pages...voilà... c’est quand Duane a parlé avec Mme Moon... le jour où nous sommes allés chez Oncle Henry, le jour où...
— ... Duane a été tué, murmura Mike.
— Ouais. Écoutez :
17 juin.
Je suis allé voir Mme Emma Moon. Elle se souvient de la cloche ! A parlé d’un événement terrible. Dit que son Orville n’y a pas assisté... Un événement terrible, en rapport avec la cloche. Hiver 1889-1890. Disparition d’enfants du bourg... et d’un fils de fermier aussi, pense-t-elle. M. Ashley (tout court, c’était avant que les familles s’allient) offrit une récompense de mille dollars. Pas le moindre indice.
Puis, en janvier... Mme Moon est sûre et certaine que c’était en janvier, en 1890, découverte du cadavre d’une fille de onze ans disparue juste avant Noël : Sarah L. Campbell.
Consulté encore les archives. Rien dans les journaux, pourquoi ?
Mme Moon en est certaine... Sarah L. Campbell. Ne veut pas en parler, mais j’ai continué à poser des questions. Fille tuée, probablement violée, décapitée et en partie dévorée. Mme Moon en est sûre.
Arrestation d’un Noir, un « homme de couleur » qui dormait à la belle étoile derrière l’usine de suif. Constitution d’un commando. Elle dit qu’Orville, son mari, n’en faisait pas partie, qu’il n’était même pas dans le comté, car il était allé acheter des chevaux à Galesburg (vérifier plus tard son métier). Quatre jours de voyage.
Ku Klux Klan puissant à Elm Haven en ce temps-là. Mme Moon avoue que son mari allait aux réunions, comme presque tous les hommes du bourg... mais il ne participait pas aux expéditions punitives. En outre, absent, « parti acheter des chevaux ».
Les autres hommes du bourg, conduit par M. Ashley (celui qui avait ramené la cloche) et son fils, âgé de vingt et un ans, traînèrent le Noir jusqu’à Old Central. Mme Moon ne connaît pas son nom. Un vagabond.
Simulacre de jugement (façon KKK ?). Condamnation et pendaison immédiate, à la cloche.
Mme Moon se souvient avoir entendu sonner la cloche cette nuit-là, son mari (censé être à Galesburg !) lui a dit que c’était parce que le Noir se balançait en se débattant. (Remarque : en cas de pendaison normale, on fait tomber l’homme pour qu’il se brise le cou et meure. Ici, il s’est balancé longtemps...)
Dans le clocher ? Mme Moon ne sait pas. Pense que oui. Ou bien au-dessus de l’escalier.
Mais il y a eu pire... Refuse d’abord de me dire quoi, je dois insister.
Le pire, c’est qu’ils ont laissé le cadavre du Noir pendu à la cloche, ils se sont contentés de murer le clocher.
Pour quelle raison ? Elle l’ignore. Son Orville ne le savait pas non plus. Mais M. Ashley tenait à le laisser là.
Vérifier auprès d’Ashley-Montague, entrer chez lui, voir les livres de la Société historique qu’il a confisqués.
Mme Moon en larmes. Pourquoi ? Puis elle dit qu’il y a eu encore pire.
J’attends. Ses biscuits sont immangeables. J’attends encore. C’est à ses chats qu’elle paraît s’adresser maintenant, pas à moi, mais elle le dit...
Le pire – pire que la pendaison –, c’est que deux mois après l’exécution du Noir, un autre enfant a disparu.
Celui qu’ils avaient pendu n’était pas le coupable.
— Ça continue encore, dit Dale, mais c’est toujours sur la même histoire. Dans les dernières pages, Duane raconte qu’il cherche un moyen d’entrer en contact avec M. Ashley-Montague dans l’espoir d’obtenir de lui davantage de renseignements.
Les cinq garçons se regardèrent.
— La cloche des Borgia, chuchota Kevin. Bon sang !
— Bon Dieu de foutu bon sang de bon sang ! murmura Harlen. Ça marche encore... Cette cloche est encore dangereuse.
Mike s’accroupit et ramassa les carnets avec révérence.
— Tu crois que tout tourne autour de la cloche ? demanda-t-il à Dale.
Le garçon acquiesça.
— Tu crois que Roon, Van Syke et la mère Faux-Derche sont mêlés à ça parce qu’ils font partie du personnel de l’école ?
— Oui, répondit Dale. Je ne sais pas pourquoi ni comment mais je le crois, effectivement.
Harlen passa les doigts entre son écharpe et son plâtre. Il en sortit le revolver à canon court. Mike fit un signe de tête approbateur et demanda :
— Dale ? Il y a des armes, chez toi, non ?
Dale jeta un coup d’œil à son petit frère avant de répondre :
— Oui, p’pa a un fusil à plomb et j’ai le Savage.
— Le machin avec lequel il te laisse tirer les grives ?
— Oui, il sera à moi pour de bon quand j’aurai douze ans.
— C’est un fusil mixte, non ?
— Oui, calibre 40 en bas, 22 en haut.
— Une seule cartouche dans chaque canon, hein ? dit Mike d’une voix monocorde, presque distraite.
— Ouais. Faut l’ouvrir pour le recharger.
— Tu peux le prendre ?
Dale hésita.
— Papa me tuerait si je le prenais sans sa permission, sans qu’il soit là...
Il regarda par la porte ouverte les lucioles près des pommiers.
— Oui, reprit-il, je peux le prendre.
— Bien. Et toi, Kevin, tu as une arme ?
— Non. Enfin, mon père a son automatique d’officier, calibre 45. Mais il le range dans le tiroir de son bureau, le dernier, fermé à clef.
— Tu arriverais à le sortir ?
Kevin se mit à arpenter le poulailler en se frottant les joues.
— Tu te rends compte, c’est son pistolet d’officier, une sorte de trophée offert par ses hommes. Il a fait la Seconde Guerre mondiale et...
Il s’immobilisa et ajouta :
— Tu crois que les armes pourront faire quelque chose contre ce qui a tué Duane ?
Mike était accroupi dans la pénombre, comme un animal prêt à bondir, mais si son corps était tendu, il parlait d’une façon posée.
— Je ne sais pas, répondit-il d’une voix à peine audible, presque couverte par le bourdonnement des insectes dans le jardin. Mais je pense que Roon et Van Syke trempent là-dedans, et rien ne prouve qu’on ne puisse pas se défendre contre eux. Tu peux le prendre, oui ou non ?
— Oui, répondit Kevin après trois secondes de silence.
— Tu as des balles ?
— Oui, mon père les range dans le même tiroir.
— Nous cacherons ça ici pour nous en servir en cas de besoin. J’ai une idée...
— Et toi, demanda Dale, ton père ne chasse pas, n’est-ce pas ?
— Non, mais il y a le fusil à écureuils de Memo.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Mike écarta ses mains d’environ quarante-cinq centimètres.
— Vous savez, le pétard de ce cow-boy, Wyatt Earp ?
— Le Buntline Special ? s’écria Kevin. Ta grand-mère a un Buntline Special ?
— Pas vraiment, mais ça y ressemble. C’est mon grand-père qui lui avait fait fabriquer à Chicago, il y a une quarantaine d’années. Un calibre 40, comme celui de Dale, mais avec un truc de pistolet.
— Une poignée, précisa Kevin.
— C’est ça. Le canon fait environ trente centimètres de long, et il y a une jolie poignée en bois. Memo appelait ça son « fusil à écureuils », mais je crois que grand-père lui avait acheté parce que le quartier qu’ils habitaient... Cicero... était vraiment dangereux à l’époque.
Kevin siffla entre ses dents.
— Tu parles ! cette sorte d’arme est absolument interdite. C’est un fusil à canon scié, voilà ce que c’est. Ton grand-père faisait partie de la bande d’Al Capone ?
— La ferme, Grumbacher ! OK, on ramène les armes et autant de munitions que possible. Et on s’arrange pour que les parents ne sachent pas que c’est nous qui les avons. On pourrait les cacher...
— ... dans le meuble-radio, suggéra Dale.
Mike se retourna et, malgré la pénombre, les autres le virent sourire.
— D’ac ! Bon, va falloir se remuer, maintenant. Qui veut aller parler à Mme Moon ?
Les garçons s’agitèrent mais ne répondirent pas. Enfin, Lawrence se décida :
— Moi !
— Non, répondit doucement Mike. On a besoin de toi pour une autre tâche importante.
— Quoi donc ? (Il donna un coup de pied dans une boîte de conserve qui traînait par terre.) Je ne suis pas comme vous, moi, je n’ai pas de pétards !
— Tu es trop pe..., commença Dale.
Mike lui envoya un coup de coude et se tourna vers Lawrence.
— Si tu en as besoin, tu te serviras du fusil à canons superposés de Dale. Tu as déjà tiré avec ?
— Oui, plein de fois... enfin, deux ou trois.
— Parfait ! Mais en attendant il nous faut quelqu’un de très rapide pour retrouver Roon et nous prévenir à toute allure en vélo.
Lawrence acquiesça. Il n’était pas dupe, mais il ne se sentait pas en position de force.
— C’est moi qui irai parler à Mme Moon, poursuivit Mike. Je la connais assez bien parce que je l’ai accompagnée de temps en temps dans ses promenades, et j’ai souvent tondu sa pelouse. Je verrai bien si je peux tirer d’elle des renseignements qu’elle n’aurait pas donnés à Duane.
Ils restèrent ensemble quelques minutes de plus. Ils n’avaient plus rien à se dire, mais ils n’étaient pas pressés de rentrer chez eux dans le noir.
— Qu’est-ce que tu vas faire, si le soldat vient cette nuit ? demanda Harlen à Mike.
— Je prendrai le fusil à écureuils, mais je vais d’abord essayer l’eau bénite. (Il claqua des doigts : il venait d’avoir une idée.) Je vais vous en procurer aussi ! Trouvez tous une bouteille ou quelque chose pour la mettre.
Kevin croisa les bras.
— Pourquoi il n’y aurait que l’eau bénite des catholiques qui marcherait ? On pourrait essayer mes trucs luthériens ou bien le bazar presbytérien de Dale.
— Mes trucs presbytériens ne sont pas du bazar ! protesta Dale.
— Vous avez de l’eau bénite, vous aussi ? demanda Mike avec curiosité.
Les trois garçons firent non de la tête.
— Il n’y a que les catholiques pour avoir des machins bizarres comme ça, patate ! lança Harlen.
Mike haussa les épaules.
— Ça a marché contre le soldat. Du moins l’eau bénite..., je n’ai pas encore essayé les hosties. Vous n’avez pas une sorte de pain pour la communion, vous aussi ? demanda-t-il à Kevin et Dale.
— Si, répondirent-ils en chœur.
— On pourrait en prendre ! suggéra Dale en regardant son frère.
— Mais comment ?
Dale réfléchit un instant.
— Tu as raison, c’est plus facile de voler le fusil à canons superposés que tout ce qui touche à la communion. OK. Puisqu’on sait que ton eau bénite marche, apporte-nous-en.
— On pourrait en remplir des ballons, suggéra Harlen, et les bombarder avec. Ils se recroquevilleraient peut-être, comme des escargots dans le sel !
Les autres ne surent pas s’il fallait ou non prendre cela au sérieux. La séance fut levée, avec consigne de réfléchir à tout ça jusqu’au lendemain.
Mike distribua ses journaux en un temps record et arriva au presbytère à 7 heures du matin. Mme McCafferty s’y trouvait déjà.
— Il dort, murmura-t-elle en lui ouvrant la porte. Le Dr Powell lui a donné un somnifère.
— Qui est le Dr Powell ?
Le petit bout de femme se tordait les mains.
— Un médecin de Peoria qui est venu avec le Dr Staffney hier soir.
— C’est si grave que ça ?
Mike n’avait pas oublié ce grouillement de vers bruns qui avaient ruisselé du mufle en forme d’entonnoir, avant de s’enfoncer dans la chair du prêtre.
Mme McCafferty porta la main à la bouche pour étouffer ses sanglots.
— Ils ne savent même pas ce qu’il a ! J’ai entendu le Dr Powell dire au Dr Staffney que si la fièvre ne baissait pas aujourd’hui, il faudrait le transférer à St. Francis.
— A St. Francis ? chuchota Mike en jetant un coup d’œil en direction de l’escalier. Ils l’emmèneraient jusqu’à Peoria ?
— Ils ont un poumon d’acier, là-bas, murmura la vieille dame. J’ai passé toute la nuit à dire mon rosaire, et à supplier la Sainte-Vierge d’aider ce pauvre jeune homme...
— Je peux monter le voir ?
— Oh, non ! Ils ont peur que ce soit contagieux. Personne n’a le droit de pénétrer dans sa chambre, sauf moi et les médecins.
— Mais j’étais avec lui quand il est tombé malade ! insista Mike.
Il n’osa pas lui faire remarquer qu’en le laissant entrer dans la maison et en lui parlant, elle l’avait déjà exposé à une éventuelle contagion. D’ailleurs, il ne croyait pas que les vers puissent sauter d’une personne sur l’autre comme des puces, mais cette idée suffisait à lui soulever le cœur.
— Je vous en prie, la supplia-t-il avec son expression d’enfant de chœur angélique, je n’entrerai pas dans sa chambre, je jetterai juste un coup d’œil du palier.
Elle se laissa attendrir et le conduisit à la porte, qu’elle ouvrit en prenant bien soin de ne pas la faire grincer.
La puanteur qui s’échappa de la pièce le fit reculer. Exactement l’odeur du camion d’équarrissage ou de l’intérieur des mystérieux tunnels. En pire. Mike porta la main à son nez et à sa bouche.
— Je n’ouvre pas la fenêtre, il a tellement grelotté ces deux dernières nuits..., s’excusa Mme McCafferty.
— Ça... ça s..., balbutia Mike, presque sur le point de vomir.
— Ah, tu veux dire les médicaments ? Je lui change son linge tous les jours, tu sais. C’est cette petite odeur de médicaments qui te gêne ?
Ça, une odeur de médicaments ? Jamais. A moins qu’ils soient préparés à base de cadavres faisandés ou qu’on considère comme des médicaments le sang et la viande pourris depuis des semaines. Il regarda Mme McCafferty : de toute évidence, elle ne sentait rien. C’est tout dans ma tête, alors ? Il s’approcha, les mains toujours sur le visage, clignant des yeux dans la pénombre et s’attendant à trouver sur le lit un cadavre en décomposition.
Le père avait l’air très mal en point, mais il n’était pas un cadavre en décomposition. Pas tout à fait. Pourtant, il était de toute évidence très très malade : il avait les yeux fermés, profondément enfoncés dans leurs orbites et cerclés de cernes noirs ; les lèvres exsangues et craquelées comme s’il avait passé des jours et des jours dans le désert ; le teint rougi par une forte fièvre ; les cheveux collés et emmêlés ; les mains à demi fermées sur la poitrine comme des griffes. Sa bouche était grande ouverte, et un mince filet de salive coulait sur son col de pyjama. Sa respiration était si rocailleuse qu’il paraissait avoir des cailloux dans la gorge.
— Ça suffit maintenant !
Mme McCafferty repoussa Mike vers les escaliers. Effectivement, cela suffisait.
Le garçon pédala si vite vers la maison de Mme Moon que le vent lui fit monter les larmes aux yeux.
Mme Moon était morte.
Mike avait commencé à s’en douter quand, après avoir frappé à la porte, il n’avait obtenu aucune réponse. Le pressentiment s’était changé en certitude lorsque, en entrant dans le petit salon sombre, il n’avait pas été aussitôt entouré d’une meute de chats.
Mlle Moon, qui partageait un étage d’une vieille maison de Broad Avenue avec Mme Grossaint, l’institutrice du cours préparatoire, venait tous les matins prendre son petit déjeuner avec sa mère aux alentours de 8 heures. Il n’était pas tout à fait 7 h 30.
Mike alla de pièce en pièce, le cœur soulevé par la nausée, comme au presbytère. Arrête de te faire des idées... Elle est juste allée se promener avec ses chats ! Il savait pertinemment qu’aucun chat ne sortait jamais du petit pavillon. OK, alors, ils se sont tous sauvés cette nuit, et elle est partie à leur recherche. A moins que sa fille ne l’ait décidée à entrer à la maison de retraite d’Oak Hill.
C’étaient des réponses logiques à ses questions, mais Mike savait bien que ce n’étaient pas les bonnes.
Il la trouva sur le petit palier en haut de l’escalier. Le premier étage du pavillon n’était guère spacieux : il ne comportait qu’une chambre et une minuscule salle de bains. Le palier était à peine assez grand pour y loger le maigre cadavre de la vieille dame.
Mike s’accroupit sur la dernière marche pour l’examiner avec un mélange d’horreur, de tristesse et de curiosité. A part son grand-père, plusieurs années auparavant, il n’avait jamais vu de mort... sauf le soldat, bien sûr.
Elle avait dû mourir plusieurs heures auparavant, car ses membres étaient rigides. Le bras gauche était accroché à la rampe, comme si, une fois tombée, elle avait tenté de se relever. Son bras droit était dressé, et de la main droite elle semblait griffer l’air... ou chasser quelque horrible apparition.
Elle avait les yeux ouverts, et Mike se dit que les centaines de cadavres qu’il avait vus jusqu’alors à la télévision (chez Dale, en général) avaient toujours les yeux fermés. Ceux de Mme Moon, par contre, étaient presque exorbités, avec des pupilles vitreuses. Ses taches de vieillesse ressortaient sur son visage livide. Elle avait le cou raide, les muscles tendus sous la peau, étirés même, on les eût dit prêts à casser. Elle portait une robe de chambre matelassée rose, d’où sortaient deux jambes osseuses, bien droites. Elle semblait être tombée les jambes raides, comme un acteur comique dans un film muet. Une de ses pantoufles roses bordées de cygne avait glissé, laissant voir les ongles des orteils vernis du même rose. Son pied noueux n’en paraissait que plus étrange.
Mike se pencha, effleura la main gauche de Mme Moon et recula brusquement. La morte était glacée, malgré la chaleur d’étuve qui régnait dans la petite maison. Il s’obligea à regarder le pire : l’expression de son visage.
Sa bouche était grande ouverte, elle était peut-être morte en hurlant. Son dentier avait glissé et pendait : une rangée de carrés de résine brillants qui paraissaient tombés d’une autre planète. Les traits de son visage exprimaient la plus intense terreur.
Mike se détourna et descendit les marches sur le derrière, trop bouleversé pour tenir sur ses jambes. Il ne flottait qu’un faible relent de pourriture, comme dans une voiture fermée où on aurait oublié des fleurs fanées. Rien d’aussi violent qu’au presbytère.
Et si ce qui l’a tuée est encore dans la maison... s’il attend là-haut derrière la porte ?
Mike ne partit pas à toutes jambes, il en aurait été incapable. Il fut obligé de rester un instant assis pour reprendre ses esprits. Ses oreilles bourdonnaient, comme si les grillons s’étaient mis à chanter en plein jour, et de petites taches blanches dansaient devant ses yeux. Il s’enfouit la tête entre les genoux en se frottant les joues.
Et Mlle Moon qui va bientôt arriver. Elle va trouver sa mère comme ça !
Mike n’avait jamais beaucoup aimé la bibliothécaire acariâtre, qui lui avait un jour demandé pourquoi, s’il était nul au point de redoubler, il fréquentait encore la bibliothèque. Mike lui avait rétorqué qu’il accompagnait des amis (ce qui, ce jour-là, était vrai), mais la remarque l’avait profondément blessé.
N’empêche, personne ne mérite de découvrir sa mère dans un état pareil.
Que faire ? S’il avait eu l’intelligence de Duane, ou seulement celle de Dale, il aurait trouvé un moyen futé de détective en herbe pour relever des indices. Il était persuadé que la même... entité... qui avait tué Duane et son oncle avait assassiné Mme Moon. Mais tout ce qui lui vint à l’esprit fut de s’éclaircir la gorge et d’appeler :
— Minou, Minou, Minou ! Viens, Minou.
Il n’y eut pas un mouvement, ni dans la chambre ni dans la salle de bains, dont les portes étaient entrebâillées, ni dans la cuisine au fond du couloir.
Les jambes flageolantes, il s’obligea à remonter l’escalier et à regarder une dernière fois Mme Moon. Elle était encore plus petite vue sous cet angle. Il faudrait peut-être retirer ce dentier. Mais si cette mâchoire de tortue se refermait soudain, sa main resterait prisonnière de la bouche du cadavre, les yeux morts lui feraient un clin d’œil et le regarderaient...
Arrête ça, enfoiré ! Quand Mike se laissait aller à utiliser un vocabulaire plus que familier, c’était Harlen qui lui soufflait les mots adéquats. Et à cet instant, il lui conseillait de se tirer de cette foutue baraque.
Il leva la main droite, ainsi qu’il avait vu le père Cavanaugh le faire un millier de fois, et d’un signe de croix bénit le corps de la vieille dame. Il savait bien qu’elle n’était pas catholique, mais s’il avait su comment s’y prendre, il lui aurait administré sur-le-champ l’extrême-onction.
Il se contenta d’une courte prière silencieuse, puis s’approcha de la porte entrebâillée de la chambre. L’ouverture lui permettait juste de passer la tête sans toucher au chambranle.
Les chats étaient tous là : un tas de petits cadavres déchiquetés posés sur le lit soigneusement fait, quelques-uns empalés sur trois des quatre montants de cuivre. Les têtes de plusieurs autres étaient alignées sur la coiffeuse, à côté des brosses à cheveux, des parfums et des lotions. Un chat roux qui, Mike s’en souvenait, était le favori de Mme Moon, était pendu à la chaîne du lustre. Il avait un œil bleu et un œil jaune, et tous deux fixaient Mike à chaque fois que le cadavre tournait silencieusement sur lui-même.
L’enfant redescendit les escaliers quatre à quatre. Il était presque à la porte de derrière lorsqu’il s’arrêta, la gorge déchirée par une forte envie de vomir. Je ne peux pas laisser Mlle Moon découvrir ça ! Elle allait arriver d’une minute à l’autre.
Le meuble ancien contre le mur du salon était une sorte de secrétaire, dans lequel Mike trouva du papier bleu lavande. Il saisit un vieux porte-plume, le trempa dans un encrier et écrivit en énormes majuscules : N’ENTREZ PAS ! APPELEZ LA POLICE !
Il n’était pas sûr qu’essuyer le porte-plume et le couvercle de l’encrier suffise à enlever ses empreintes, alors il les fourra dans sa poche, glissa le papier dans le cadre de la moustiquaire – impossible de ne pas le remarquer en arrivant à la porte –, bondit par-dessus les azalées, les iris, la haie, et se retrouva dans la ruelle derrière la maison des Somerset. Il courut chez lui, en remerciant le ciel pour les épaisses frondaisons qui transformaient ce chemin en un véritable tunnel.
Il grimpa tout en haut du gros érable ombrageant Depot Street devant chez lui, et, tremblant de tous ses membres, s’assit parmi les feuilles. Il sentit le porte-plume lui entrer dans la cuisse et se félicita d’avoir eu la présence d’esprit de le glisser dans sa poche avec la plume à l’extérieur, sinon il aurait une énorme tache sur son jean. Il imaginait le titre à la une dans le Peoria Journal-Star : « Un assassin stupide se dénonce lui-même par une tache d’encre. » Il enfonça le porte-plume et le couvercle de l’encrier dans une fissure du tronc et les recouvrit de feuilles arrachées aux branches voisines.
Peut-être les découvrirait-on à l’automne, quand les feuilles tomberaient, mais il s’en occuperait le moment venu. Si nous sommes encore en vie à ce moment-là !
Il s’appuya à une branche et essaya de réfléchir. Tout d’abord, il s’efforça seulement de chasser de son esprit les terribles images de cette superbe matinée d’été, mais il comprit qu’il n’y parviendrait pas. La respiration enfiévrée du père Cavanaugh, la bouche édentée de Mme Moon resteraient toujours gravées dans sa mémoire. Alors, pour ne pas recommencer à trembler de peur, il essaya de mettre sur pied un plan.
Il resta presque trois heures perché dans son arbre. A un moment, il entendit des automobiles s’arrêter plus haut dans la rue, une sirène de police (bruit rare à Elm Haven) et des voix : on avait découvert Mme Moon. Profondément absorbé dans ses pensées, il n’y prêta guère attention.
En fin de matinée, il descendit enfin de son perchoir, enfourcha sa bicyclette et alla chez Dale. Les deux enfants Stewart étaient stupéfaits et bouleversés par la nouvelle de la mort de Mme Moon.
Si on l’avait simplement retrouvée morte, on n’aurait jamais pensé à un meurtre. Mais le carnage des chats mettait le bourg en effervescence. Mike hocha tristement la tête. Duane McBride était mort, son oncle aussi, et tout le monde avait accepté la version de l’accident, alors que le massacre de quelques chats allait terroriser la population pendant des semaines et même des mois, et personne n’oublierait plus de fermer les portes à clé. Mais pour lui, la mort de Mme Moon s’estompait déjà dans le lointain, elle se fondait dans la nuée menaçante qui, depuis le début des vacances, pesait sur Memo, sur lui et sur les autres. Un nuage de plus dans un ciel déjà bien sombre.
— Venez, dit-il à Dale et à Lawrence en les poussant vers leurs vélos. Allons chercher Kevin et Harlen, et trouvons-nous un endroit bien isolé. Je veux vous parler de quelque chose.
Tandis qu’ils roulaient vers la maison d’Harlen, Mike ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à Old Central. La vieille école paraissait encore plus grande et plus laide que dans son souvenir, avec ses secrets bien enfermés à l’intérieur où, maintenant que toutes les ouvertures étaient condamnées, il faisait toujours noir, même quand, dehors, le soleil brillait de tout son éclat.
Il savait bien que cette saleté d’école le guettait.